Article
L'|Offensive obscurantiste. Pourquoi la guerre contre la science est un non-sens économique
Bulletin : Alternatives économiques juin 2025
Depuis le retour de Donald Trump au pouvoir, une série de décrets a été signée dès le 20 janvier, dont la reconnaissance officielle de seulement deux sexes, la suppression du programme de promotion de la diversité (DEI) dans le monde académique, le retrait des États-Unis de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et de l’accord de Paris. Ces mesures, prises dès le premier jour du mandat, s’accompagnent d’une contestation idéologique, de restrictions de financements et d’une remise en cause de l’expertise scientifique, fragilisant la recherche américaine.
Ce phénomène n’est pas isolé aux États-Unis. En France, des attaques politiques contre les chercheurs se sont multipliées, comme la demande d’enquête sur « l’islamo-gauchisme » à l’université par la ministre Frédérique Vidal en 2021, ou la remise en cause publique de la méthodologie d’études scientifiques par des responsables politiques. Le préfet de police de Paris a ainsi critiqué une étude sur les stratégies policières d’éviction de l’espace public. Des responsables politiques ont aussi suspendu des subventions à des établissements d’enseignement supérieur en réaction à des manifestations de soutien à la Palestine.
Selon l’Academie Freedom Index (AFI) 2025, 34 pays ont connu une dégradation significative des libertés académiques entre 2014 et 2024, touchant la liberté d’expression, d’échange et l’autonomie des universités. Parmi eux figurent les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Argentine, la Pologne, Israël, l’Inde, la Turquie et Hong Kong. Les attaques contre la science proviennent principalement de la droite radicalisée ou de l’extrême droite, souvent soutenues par des groupes religieux. En Pologne, le parti Droit et Justice (PiS) a poursuivi des chercheurs en justice et censuré des ouvrages, en lien avec l’Église catholique, notamment sur les questions de genre et les travaux historiques sur la Shoah. En France, des entrepreneurs catholiques, comme Pierre-Edouard Stérin, financent des initiatives anti-« woke ».
Les universités sont également touchées financièrement. Après quinze ans de baisse quasi continue de la dépense par étudiant, la plupart des universités françaises sont en déficit, l’État ne compensant pas la revalorisation du point d’indice ni la hausse des tarifs d’énergie. En 2025, les universités françaises pourraient devoir réduire les crédits de recherche, geler des postes, reporter des travaux de rénovation ou supprimer des formations. Au Royaume-Uni, environ 40 % des universités étaient déficitaires l’an dernier, souffrant du Brexit et de la politique anti-immigration. Au Canada, des plafonds sur les étudiants étrangers menacent l’équilibre financier des établissements.
Aux États-Unis, la Fondation nationale pour la science (NSF), dotée d’un budget annuel de 9 milliards de dollars, a vu son budget menacé d’une réduction de 55 %, et la moitié de ses 1 700 employés risquent d’être licenciés. Le nombre de bourses distribuées par la NSF, qui était de plus de 12 000 par an, a été divisé par deux, avec plus de 400 bourses annulées. Les coupes budgétaires touchent aussi les instituts de santé (NIH, CDC) et la NASA, où la directrice scientifique a été licenciée pour ses positions sur l’environnement. Une dizaine d’universités prestigieuses (Harvard, Princeton, Columbia, Johns Hopkins, etc.) sont menacées de suppression totale ou partielle de leurs fonds fédéraux, accusées d’« antisémitisme » ou d’endoctrinement « woke ».
Les investissements en recherche et développement (R&D) aux États-Unis s’élevaient à 892 milliards de dollars en 2022, dont 673 milliards pour le secteur privé et 164 milliards pour l’État fédéral. Les États-Unis détiennent plus de 400 prix Nobel, soit 40 % des attributions mondiales. Cependant, une réduction de 25 % du soutien public à la recherche entraînerait une baisse du PIB de 3,8 %, un impact comparable à la crise financière de 2008, selon une étude de l’American University. Les effets de ces coupes pourraient se faire sentir dans 25 à 30 ans.
La fuite des cerveaux s’accélère : en mars 2025, les scientifiques américains étaient 30 % plus nombreux à chercher un poste à l’étranger qu’un an auparavant. Les étudiants et chercheurs étrangers, notamment chinois, voient leurs visas annulés ou renoncent à venir aux États-Unis. La Chine, dont les dépenses en R&D sont passées de 4 % des investissements mondiaux en 2000 à 26 % aujourd’hui, talonne désormais les États-Unis et est leader ou en passe de le devenir dans plusieurs domaines technologiques.
En France, le nombre d’étudiants approche les 3 millions, soit 800 000 de plus qu’en 2000, mais les moyens n’ont pas suivi. Le nombre d’enseignants-chercheurs titulaires décline depuis 2014, et la dépense publique par étudiant a baissé de 17 % entre 2000 et 2025. Le CNRS, principal organisme de recherche français, a vu ses effectifs passer de 15 674 en 2013 à 16 459 en 2022, mais avec une part croissante de contractuels. Près d’un quart de son budget (1,13 milliard sur 4,4 milliards en 2023) provient désormais de ressources propres, issues d’appels à projets publics ou privés.
La part du PIB consacrée à la R&D en France stagne à 2,2 % depuis plus d’une décennie, loin de l’objectif de 3 % fixé par l’Union européenne. Les dépenses de R&D des entreprises françaises oscillent entre 1,4 et 1,5 % du PIB. Le crédit d’impôt recherche (CIR), qui coûte plus de 7 milliards d’euros par an, n’a pas permis d’augmenter significativement l’innovation, notamment dans les grandes entreprises. Les dépenses de R&D publique sont passées de 0,8 % du PIB en 2010 à 0,75 % en 2023.
Les politiques publiques ont favorisé la diversification des financements, l’augmentation des appels à projets et la concurrence entre établissements, accentuant les inégalités entre universités. Les petites universités ou celles accueillant un public défavorisé sont particulièrement pénalisées. La bureaucratisation du métier de chercheur, avec la multiplication des dossiers et des indicateurs quantitatifs, est également critiquée.
L’investissement public dans la recherche a pourtant des effets positifs démontrés sur l’innovation privée. Aux États-Unis, 10 millions de dollars investis dans les NIH génèrent 2,7 nouveaux brevets privés. En France, le programme LabEx a eu un effet boule de neige sur la visibilité internationale des équipes de recherche. Les 100 millions d’euros annoncés par Emmanuel Macron pour le programme Choose Europe for Science sont jugés insuffisants pour inverser la tendance.
L’offensive antiscience actuelle, préparée par des think tanks conservateurs et libertariens, vise à inonder le marché des idées de fausses informations, sapant la démocratie et la possibilité de délibération collective fondée sur des faits. Les attaques contre la science sont aussi des attaques contre la démocratie, car elles remettent en cause la possibilité d’un débat public informé. Les libertés académiques, distinctes de la liberté d’expression, sont essentielles pour garantir l’utilité sociale des scientifiques. Les chercheurs doivent être protégés lorsqu’ils expriment des résultats contraires aux discours politiques dominants.
La situation en France présente des signes inquiétants, avec des pressions budgétaires sur les établissements, des menaces sur la liberté académique et des tentatives de contrôle politique sur la recherche. La protection fonctionnelle des chercheurs et la défense des libertés académiques sont jugées cruciales pour résister à cette offensive. La fuite des cerveaux pourrait profiter à d’autres pays, notamment la Chine, qui investit massivement dans la R&D et s’impose comme un acteur majeur de l’innovation mondiale.
Date de publication
06/06/0001
Importance matérielle
pp.24-36