Gabriel Zucman, économiste : "Débattons sérieusement de la taxation des milliardaires"
Bulletin : Alternatives économiques juin 2025
L’analyse de plusieurs pays européens (France, Pays-Bas, Suède, Norvège, Italie) montre que les ménages ultrariches supportent un taux de prélèvements obligatoires inférieur à celui du reste de la population, principalement parce que l’impôt sur le revenu échoue à imposer équitablement les grandes fortunes. Les milliardaires utilisent des holdings personnelles pour détenir les actions de leurs entreprises et percevoir les dividendes, qui échappent ainsi à l’impôt. Aux États-Unis, une loi de 1937 a lourdement surtaxé la création de holdings personnelles, rendant cette optimisation impossible, mais les milliardaires américains peuvent tout de même échapper à l’impôt en ne distribuant pas de dividendes, comme le fait Berkshire Hathaway de Warren Buffett. Ce phénomène de régressivité de l’impôt a été mis en évidence aux États-Unis et confirmé en France par l’Institut des politiques publiques, et il s’agit désormais d’un problème mondial.
Le G20 travaille sur une taxation minimale des très riches, sujet mis en avant par le Brésil fin 2023. Plusieurs pays soutiennent cette mesure, dont le Brésil, la France, l’Espagne, la Colombie et l’Afrique du Sud, tandis que d’autres étudient la question. Un accord international ne pourra pas être conclu rapidement, à l’image de la taxation minimale des multinationales, proposée en 2015, décidée en 2021 et appliquée en 2024. L’essentiel est que la dynamique replace la justice fiscale et la lutte contre les inégalités au centre de la coopération internationale.
L’absence de leadership des États-Unis, notamment en cas de retour de Donald Trump, n’empêche pas l’avancée du projet, car il suffit qu’une coalition d’États applique le taux minimal de 15 % sur les profits des multinationales pour que les autres soient incités à rejoindre l’accord, sous peine de voir leur base fiscale taxée ailleurs. Ce mécanisme extraterritorial incitatif permet d’avancer sans unanimité.
Au niveau national, la France a voté en février une proposition de loi suivant ces recommandations. Il est possible d’agir à tous les niveaux (national, européen, mondial), les dynamiques se renforçant mutuellement. Le G20 a accéléré les débats nationaux, notamment en France, en Belgique (où le Parti socialiste prépare une proposition similaire), aux Pays-Bas, en Espagne, en Suède et en Autriche. Ces initiatives constituent l’embryon d’une coalition internationale.
Pour lutter contre l’exil fiscal, la proposition de loi française prévoit que l’impôt minimum de 2 % sur le patrimoine reste dû pendant cinq ans après un départ à l’étranger. Depuis l’échange automatique d’informations bancaires instauré en 2018, ce type de bouclier anti-exil est plus facile à mettre en œuvre. Les études montrent que l’exil fiscal existe mais dans des proportions très limitées, sans fuite massive après une hausse des impôts sur les plus riches. Des dispositifs existent pour contenir ces flux limités. Un taux d’imposition de 2 %, duquel on déduit déjà tous les impôts sur le revenu acquittés, n’est pas excessif, contrairement à des taux de 10 % ou 20 % qui pourraient entraîner des risques accrus de fuite des capitaux.
La proposition de loi ne s’applique qu’aux patrimoines supérieurs à 100 millions d’euros, soit 1 800 foyers fiscaux concernés. Elle ne touche donc pas les PME ou petits commerces. Une proposition parlementaire visait à exonérer les biens professionnels (toute détention supérieure à 20 % des actions d’une entreprise), ce qui aurait exclu du calcul la totalité des actions de Bernard Arnault dans LVMH, par exemple. Exempter la principale source de patrimoine des milliardaires n’aurait donc aucun sens. Le taux de 2 % est proposé pour éviter que le système fiscal ne devienne régressif au sommet, mais il peut être débattu.
Pour les start-up valorisées à plus de 100 millions d’euros sans profits ni liquidités, la solution proposée est le paiement en nature via des actions de l’entreprise, revendues par l’État en priorité aux salariés, puis à d’autres investisseurs français, en interdisant la revente à des non-résidents. Parmi les 1 800 foyers concernés, seuls quelques dizaines pourraient rencontrer des problèmes de liquidités.
Le taux de 2 % est trop modeste pour freiner les inégalités : depuis 1996, le patrimoine des 500 plus grandes fortunes françaises a progressé de 10 % par an ; une taxe à 2 % réduirait ce rythme à 8 %, alors que la croissance moyenne du patrimoine de l’ensemble des Français est de 2,4 %. Il s’agit d’une mesure anti-abus pour garantir que les plus riches contribuent a minima, respectant le principe d’égalité devant l’impôt inscrit dans la Constitution. L’impôt minimum ne crée pas de progressivité, il corrige une régressivité injustifiable.
La jurisprudence du Conseil constitutionnel sur l’ancien ISF (impôt de solidarité sur la fortune) concernait un impôt s’appliquant dès un million d’euros de patrimoine et touchant 300 000 contribuables avant sa suppression en 2017. L’impôt minimum envisagé commence à 100 millions d’euros et ne cible que 1 800 foyers. Laisser 100 millions non taxés ne peut être considéré comme confiscatoire. Cet impôt minimum permet de rétablir l’égalité devant l’impôt. Si la loi est votée, il n’est pas possible de prédire la décision du Conseil constitutionnel, mais il est certain que les milliardaires français ne paient pas leur juste part d’impôt sur le revenu, ce qui viole le principe d’égalité devant l’impôt, et que cette loi permettrait de corriger cette anomalie.
Date de publication
06/06/0001
Importance matérielle
pp.68-71