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Mesurer la gloutonnerie numérique

Une requête ChatGPT consomme environ 2,9 wattheures, soit dix fois plus d’électricité qu’une recherche Google selon certaines estimations, six fois ou quatre fois plus selon d’autres, voire comparable selon certaines sources. La consommation exacte reste difficile à déterminer, car elle dépend du modèle d’IA utilisé, de la complexité de la demande, du centre de données sollicité et de la source d’électricité, qui varie selon le lieu et le moment. OpenAI ne communique pas d’informations sur le nombre de paramètres de ses modèles, la localisation de ses centres de données ni les sources d’énergie utilisées, rendant l’empreinte énergétique d’une requête ChatGPT impossible à calculer précisément. Ce manque de transparence est généralisé dans l’industrie de l’IA, où les principaux acteurs invoquent le secret industriel pour ne pas divulguer l’impact énergétique et environnemental de leurs technologies. Google avait indiqué que l’apprentissage machine représentait entre 10 et 15 % de sa consommation énergétique globale entre 2019 et 2021, mais depuis l’arrivée de ChatGPT, la communication d’informations a fortement diminué. Nvidia, fournisseur de processeurs graphiques (GPU) essentiels à l’IA, ne publie pas non plus de données sur l’empreinte carbone de ses produits ni sur leur taux de renouvellement, alors que des milliers de GPU sont utilisés dans les centres de données. Les grandes entreprises technologiques ont dû reconnaître qu’elles ne tiendraient probablement pas leurs objectifs climatiques. Microsoft a vu ses émissions de gaz à effet de serre « réelles » plus que doubler entre 2020 et 2024. L’industrie numérique dépend encore largement de sources d’énergie carbonées comme le charbon et le gaz naturel, notamment aux États-Unis, où de nombreux centres de données sont situés dans des États peu dotés en énergies renouvelables. Les investissements dans le nucléaire, comme la réouverture de la centrale de Three Mile Island ou des projets de fusion, témoignent de la croissance attendue des besoins énergétiques du secteur. Des dirigeants de l’IA, tels que Sam Altman (OpenAI), Dario Amodei (Anthropic) ou Eric Schmidt (ex-Google), affirment que l’IA résoudra à terme les problèmes climatiques, justifiant ainsi les émissions actuelles comme un mal nécessaire. Cependant, les IA génératives comme ChatGPT, qui consomment le plus d’énergie, ne sont pas celles qui apportent des bénéfices environnementaux significatifs. Face à l’opacité de l’industrie, des chercheurs et collectifs indépendants tentent de mesurer l’empreinte énergétique de l’IA. Alex de Vries, créateur du site Digiconomist, estime que ChatGPT consomme dix fois plus d’électricité que Google Search, une estimation reprise par l’Agence internationale de l’énergie (AIE). Il avance également que l’IA consomme déjà autant d’électricité qu’un pays comme la Suisse et pourrait représenter bientôt 50 % de la consommation électrique mondiale des centres de données. En France, The Shift Project estime que les data centers pourraient être responsables de 2 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre dans les prochaines années, dont près de 1 % pour l’IA seule. Sasha Luccioni, chercheuse chez Hugging Face, a montré en 2023 que l’empreinte carbone de l’IA était deux fois plus élevée qu’estimé si l’on prend en compte toutes les étapes, de la fabrication des équipements aux usages finaux. Elle milite pour plus de transparence et pour le développement de modèles d’IA plus sobres. En 2024, elle a été classée parmi les cent personnalités les plus influentes en IA par le magazine Time. La quantification de l’empreinte énergétique de l’IA est méthodologiquement complexe, car il n’existe pas de consensus sur le périmètre à mesurer : faut-il inclure la fabrication des puces, la construction des centres de données, ou encore les usages indirects comme l’optimisation de l’exploration pétrolière ? L’opacité de l’industrie oblige les chercheurs à recourir à des approximations, ce qui permet aux lobbys de critiquer la fiabilité des résultats. De plus, la focalisation sur l’empreinte carbone occulte d’autres enjeux environnementaux comme la consommation d’eau, l’emprise foncière, l’extractivisme ou la gestion des déchets. L’efficacité politique de la mobilisation par les chiffres est remise en question. Malgré la diffusion de données chiffrées sur le réchauffement climatique, la consommation de chips (en hausse de 42 % en dix ans en France malgré le Nutri-Score), ou la consommation de carburant des SUV (15 % supérieure à celle des voitures standard), les comportements n’ont pas significativement changé. De même, la profusion de statistiques sur les inégalités ou les violences sexistes n’a pas suffi à provoquer des transformations sociales majeures, contrairement à la force des récits concrets (#MeToo). L’idée d’un « éco-score » pour l’IA, sur le modèle des étiquettes-énergie ou du Nutri-Score, vise à orienter les consommateurs vers des usages plus responsables, mais l’histoire montre que l’information seule ne suffit pas à modifier les pratiques. La régulation par l’information du marché a échoué dans d’autres domaines environnementaux, et il est peu probable qu’il en soit autrement pour l’IA, dont l’évolution dépend surtout des stratégies des entreprises technologiques. L’enjeu principal est donc réglementaire. Le droit européen impose la publication de données sur les conséquences environnementales des activités économiques. La directive européenne sur l’efficacité énergétique oblige les grands centres de données à évaluer et suivre leur consommation énergétique dans une base de données commune. Cependant, cette approche vise davantage à améliorer l’information du marché qu’à imposer des contraintes strictes, privilégiant la transparence à l’interdiction des pratiques néfastes. En conclusion, quantifier l’empreinte énergétique de l’IA est une tâche scientifiquement difficile et dont l’impact environnemental reste incertain. Les chiffres sont un outil parmi d’autres dans la lutte contre le pouvoir des grandes entreprises technologiques, mais ils ne sauraient se substituer à des mesures réglementaires plus contraignantes.
Date de publication
01/07/0001
Importance matérielle
p.3