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Comment le marketing a façonné la contraception

Depuis le 1er janvier 2023, l’assurance-maladie rembourse à 100 % les préservatifs de certaines marques pour les moins de 26 ans, mesure étendue en mars 2025 aux produits sans latex. Malgré cette avancée, le préservatif reste marginal dans la contraception en France, utilisé principalement au début de la vie sexuelle puis remplacé par la pilule ou le dispositif intra-utérin (DIU) à mesure que le couple se stabilise ou que le nombre d’enfants désirés est atteint. En 2016, moins de 20 % des femmes de 15 à 49 ans concernées par la contraception utilisaient le préservatif, avec des taux de 45,6 % chez les 15-19 ans, 25,5 % chez les 20-24 ans et 11,6 % chez les 45-49 ans. En 2017, seules 7,7 % des femmes en couple dans le monde (2,1 % en Afrique) utilisaient le préservatif, son usage étant surtout lié aux rapports occasionnels ou aux relations naissantes. La marginalisation du préservatif précède la généralisation de la pilule dans les années 1960. Dès 1972, le « Rapport sur le comportement sexuel des Français » montrait que plus de 80 % des femmes connaissaient le préservatif, mais seuls un tiers des hommes et moins d’un quart des femmes l’avaient déjà utilisé, et encore moins en faisaient un usage régulier. Le préservatif bénéficie pourtant d’une longue histoire industrielle : la vulcanisation du caoutchouc dans les années 1840, la fabrication au trempé dans les années 1880, puis la stabilisation du latex liquide dans les années 1920 ont permis l’essor d’une industrie européenne et nord-américaine. Dans les années 1920, l’Allemagne produit 100 millions de préservatifs par an ; une décennie plus tard, les quinze principales firmes américaines en fabriquent 1,5 million par jour, Youngs Rubber Corporation en écoulant à elle seule 20 millions par an. La production est largement exportée : la firme allemande Fromms Act possède des succursales dans plusieurs pays dès les années 1910, et le Royaume-Uni importe les cinq sixièmes de sa consommation depuis la France, l’Allemagne ou les États-Unis. Dans les années 1930, la France exporte environ 7,5 tonnes de « caoutchoucs hygiéniques » par an. Les préservatifs, alors réutilisables, sont accessibles chez de nombreux commerçants et par correspondance dès la fin du XIXe siècle, puis via des distributeurs automatiques dans l’entre-deux-guerres. Leur prix modique (à partir de 1 franc les douze vers 1900, soit le prix de trois kilos de pain) les rend accessibles à la plupart, un ouvrier parisien gagnant alors entre 130 et 210 francs par mois. Malgré ces atouts, le préservatif n’a joué qu’un rôle mineur dans la transition de fécondité en Europe à partir de la fin du XIXe siècle. Les explications avancées incluent la rupture de la spontanéité des rapports sexuels ou la diminution du plaisir, mais ces arguments ne justifient pas la préférence pour le coït interrompu, qui présente des inconvénients similaires. D’autres analyses soulignent l’association du préservatif à la protection contre les infections sexuellement transmissibles (IST), et donc aux sexualités jugées illégitimes (prostitution, relations homosexuelles lors de l’épidémie de VIH dans les années 1980), ce qui aurait freiné son adoption comme contraceptif dans les couples hétérosexuels. L’étude des stratégies marketing des fabricants à la charnière des XIXe et XXe siècles montre qu’ils ciblaient principalement une clientèle masculine. Entre les années 1860 et 1930, les préservatifs sont vendus dans des emballages imitant des objets du quotidien masculin (fleurs à la boutonnière, boîtes d’allumettes, cartes à jouer, étuis à cigares, paquets de feuilles à rouler). Les conditionnements favorisent les plaisanteries grivoises entre hommes, avec des jeux de mots sexuels et des allusions phalliques sur les emballages. Les noms de marques sont évocateurs (« Eros », « Love », « Girls », « Pretty Pussy »), les symboles de l’amour physique abondent, et l’érotisation du corps féminin est fréquente sur les emballages. L’imaginaire de la virilité est aussi mobilisé, avec des références à l’Antiquité (« Zeus », « Hercule »), au soldat (notamment pendant la Première Guerre mondiale), et à l’exotisme colonial. Les films hollywoodiens contribuent à l’uniformisation de ces références, comme la marque « Sheik » déposée en France en 1933, en écho au film de 1921. Les fabricants assignent également au préservatif une fonction prophylactique : sur 266 marques déposées en France entre 1880 et 1940, seules trois font référence à la contraception, tandis que la majorité évoque la prévention des maladies vénériennes (« Hygien & Sanitary Co », « Prophylactic Triumph », « 605 » en référence au Salvarsan, remède antisiphilitique surnommé « 606 »). Ce choix vise à contourner la répression croissante du commerce et de la promotion des contraceptifs en Europe et aux États-Unis, mais aussi à répondre à la forte demande liée à la montée du « péril vénérien » à la fin du XIXe siècle et à la recrudescence des contaminations pendant la Grande Guerre. Certains États lèvent alors les interdits sur le commerce des préservatifs et encouragent leur usage dans les armées. Les références à la prostitution, considérée comme principale source de contamination, sont fréquentes : des femmes « légères » ornent les emballages, certaines marques imitent la typographie des cartes de visite des maisons closes, orientant ainsi les clients vers un usage extraconjugal. Les fabricants ciblent aussi les étrangers venus à Paris pour sa prostitution réglementée, utilisant des symboles parisiens (tour Eiffel, La Joconde, cabaret du Chat noir) et déposant des marques comme « The Tourist Provident » (1911), explicitement destinée à une clientèle cosmopolite. L’exotisme colonial est également exploité, avec des noms à consonance étrangère (« Mikado », « Abibi », « Zipangu ») et des représentations de femmes « orientales » érotisées, renvoyant aux relations économico-sexuelles dans les colonies. La marque Anana (1915) reprend le refrain de « La Petite Tonkinoise » (1906), vantant la beauté et la soumission des femmes de l’Annam. Les fabricants recommandent leurs produits « pour les colonies et les pays chauds » et publient des réclames dans la presse coloniale. Ces stratégies commerciales, associant le préservatif à la clientèle masculine, à la prophylaxie antivénérienne et aux sexualités vénales, ont durablement façonné les imaginaires collectifs et limité l’usage contraceptif du préservatif. L’influence des acteurs privés a été d’autant plus forte qu’elle n’a pas été contrebalancée par des initiatives publiques : la première campagne de santé publique promouvant le préservatif pour sa fonction contraceptive n’a été lancée qu’en 2000.
Date de publication
01/07/0001
Importance matérielle
pp.14-15