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Le Tour de France et ses routes parallèles

Près de 3 Français sur 4 regardent au moins une des 21 étapes du Tour de France, retransmises dans 190 pays. Malgré cette visibilité, la pratique quotidienne du vélo reste marginale en France, avec une part modale de seulement 3 % pour tous les trajets, contre 7 % en moyenne dans l’Union européenne. Pourtant, le cyclotourisme est devenu la première forme d’itinérance touristique en France, dépassant la randonnée pédestre, avec plus de 9 millions d’excursions par an et 22 millions de Français utilisant leur vélo pendant les vacances. Le voyage à vélo a des racines anciennes : Thomas Stevens effectue le premier tour du monde à vélo entre 1884 et 1886 sur 20 000 kilomètres, suivi par Annie Cohen Kopchovsky dix ans plus tard. Entre 1890 et 1914, le nombre de bicyclettes en circulation en France passe de 50 000 à 3,5 millions. L’industrialisation et les congés payés de 1936 favorisent la démocratisation du vélo, qui influence aussi l’habillement et l’émancipation des femmes, comme le souligne Susan B. Anthony. Dès ses débuts, le cyclisme se divise entre compétition et loisir. Henri Desgrange, fondateur du Tour de France, incarne le sport-spectacle, tandis que Paul de Vivie, alias Vélocio, promeut le cyclotourisme comme moyen d’émancipation, de santé publique et de découverte de la nature. Vélocio, qui parcourt 20 000 kilomètres par an, milite pour des prix accessibles et imagine dès la fin du XIXe siècle des innovations comme le vélo-taxi, la piste cyclable, le vélo électrique ou la livraison par vélo-cargo. Il prône la participation ouvrière aux bénéfices et l’abandon du tabac, de l’alcool et de la viande pour les randonneurs. Henri Desgrange, de son côté, valorise la compétition et l’effort, opposant les coureurs aux « inutiles » et « paresseux ». Le premier quotidien sportif français, Le Vélo, fondé en 1892, est dirigé par Pierre Giffard, dreyfusard, mais son principal financier, Jules-Albert de Dion, antidreyfusard, crée L’Auto-Vélo, qui devient L’Auto en 1903. Pour relancer les ventes, Géo Lefèvre propose d’organiser le Tour de France, dont la première édition a lieu du 1er au 19 juillet 1903. Le Tour de France, dès ses débuts, est marqué par des scandales : intimidation, bagarres, tricheries, et exploitation des coureurs, qualifiés de « forçats de la route et de la réclame ». En 1924, Albert Londres décrit la souffrance des coureurs, qui recourent à la cocaïne, au chloroforme et à divers onguents pour tenir. Les innovations techniques viennent d’abord des cyclotouristes, qui gravissent les cols avant les professionnels et utilisent des systèmes à plusieurs vitesses dès la fin du XIXe siècle, alors que Desgrange refuse le dérailleur jusqu’en 1937. Vélocio défend l’accès du vélo au plus grand nombre, notamment aux femmes, et promeut le tandem comme loisir familial. Marthe Hesse gravit le Tourmalet en 1902, huit ans avant les coureurs du Tour. Les femmes n’accèdent à la médiatisation du Tour qu’à partir de 2015 (Claire Bricogne) et 2017 (Marion Rousse), et le Tour de France féminin n’existe médiatiquement que depuis 2022, après une tentative entre 1984 et 1989. L’automobile devient un point de discorde : les cyclotouristes dénoncent dès les années 1900 les dangers de la voiture, tandis que L’Auto, journal fondé par des industriels de l’automobile, consacre en moyenne 29 % de ses pages à la publicité, principalement automobile, entre 1900 et 1914. En 2025, les principaux partenaires du Tour restent une marque de voitures, un fabricant de pneus, une banque et un grand distributeur. À la veille des élections de 1936, L’Auto publie des reportages vantant la politique automobile de l’Allemagne nazie et félicitant Hitler. Après la mort de Desgrange en 1940, Jacques Goddet prend la direction du journal, qui continue de paraître sous l’Occupation. À la Libération, L’Auto est interdite, mais Goddet, soutenu par Émilien Amaury, récupère le Tour et les actifs de L’Auto, rebaptisé L’Équipe, éliminant la concurrence. Pendant les « trente glorieuses », la motorisation fait reculer l’usage du vélo, devenu dangereux. En 1954, on compte 1 322 tués et 26 500 blessés à vélo sur les routes (contre 222 morts en 2024), et 1 970 morts en voiture. Le Tour de France devient l’événement médiatique numéro un, porté par la radio, la télévision et la mondialisation du sport-spectacle. Aujourd’hui, les conditions des coureurs se sont améliorées, mais les inégalités financières entre équipes se creusent, comme le souligne Romain Bardet. Les organisateurs du Tour distribuent chaque année 2,3 millions d’euros de prix, dont 500 000 euros au vainqueur du classement général individuel. Cependant, la société Amaury Sport Organisation (ASO), qui organise le Tour, réalise 320 millions d’euros de chiffre d’affaires avec une marge nette de 36 %. En 2023, ASO a distribué 79,5 millions d’euros de dividendes, dont 16 millions par la seule filiale de la Société du Tour de France. Les actionnaires tirent ainsi le principal bénéfice du Tour, bien plus que les coureurs eux-mêmes.
Date de publication
01/07/0001
Importance matérielle
p.23