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En Kanaky, deux stratégies pour le "métal du diable"
Bulletin : Monde diplomatique (Le) juillet 2025
Depuis les années 1970, l’État français a injecté d’importants flux financiers dans l’économie de la Nouvelle-Calédonie, officiellement pour accompagner le « boom du nickel », mais aussi pour lutter contre les tendances séparatistes en rendant l’archipel dépendant de la métropole. Les accords de Matignon (1988) et de Nouméa (1998) ont poursuivi cette dynamique, avec des dotations, salaires et pensions de fonctionnaires, défiscalisation, et financements de Paris ou Bruxelles pour le transfert progressif des compétences et le rééquilibrage entre Kanaks et non-Kanaks, ainsi qu’entre les provinces Nord, Îles Loyauté (plus pauvres) et Sud (plus industrialisée).
La part des transferts dans le PIB a diminué de 30 % au début des années 1990 à 15 % au milieu des années 2010, mais l’économie reste dépendante de la commande publique et de la masse salariale du secteur public. Les fonctionnaires et retraités de l’administration bénéficient de rémunérations presque deux fois supérieures à celles de la métropole. Les sociétés de négoce « francisent » l’offre de biens, et les droits de douane élevés, combinés à des marges importantes d’une poignée d’importateurs et distributeurs, font de la Nouvelle-Calédonie le territoire ultramarin le plus cher. L’économie reste dominée par une dizaine de grands groupes issus de familles caldoches ou d’acteurs récents, et la fuite des capitaux est importante, la grande bourgeoisie investissant en Australie et en France. Les prélèvements fiscaux directs et indirects sont inférieurs d’une dizaine de points à ceux de la métropole : 34 % du PIB contre 45 %. L’impôt sur le revenu n’a été instauré qu’en 1983. Les dispositifs de défiscalisation ont favorisé l’investissement productif mais créé un manque à gagner pour les finances publiques.
Les indépendantistes ont misé sur la valorisation du nickel, dont la Nouvelle-Calédonie détient environ 6 % des réserves mondiales, la plaçant au cinquième rang mondial. Au début des années 2020, l’industrie du nickel représentait 20 % du PIB et plus de 90 % des exportations, avec près d’un quart de la population employée directement ou indirectement dans le secteur. La « doctrine nickel » du FLNKS repose sur la maîtrise publique de la ressource, l’arrêt des exportations de nickel brut au profit du nickel transformé localement (sauf pour les usines offshore), et la prise de contrôle du capital de la Société Le Nickel (SLN).
La Société minière du Sud Pacifique (SMSP), contrôlée par la Sofinor (province Nord, indépendantiste), est devenue le premier exportateur de minerai brut, s’est alliée à Falconbridge (puis Glencore) pour créer l’usine du Nord (Koniambo Nickel SAS, KNS, détenue à 51 % par la SMSP et 49 % par l’industriel), et à Posco pour une usine en Corée, avec le même partage. L’usine coréenne a ouvert en 2008, celle de KNS en 2013, créant près de 4 000 emplois directs, indirects ou induits dans trois communes, la population locale doublant de 7 000 à 14 000 habitants entre 1996 et 2019. Les contrats de sous-traitance ont bénéficié à de nombreuses entreprises kanakes d’actionnariat populaire.
Les trois provinces ont créé la STCPI, qui détient 34 % de la SLN (le reste appartenant à Eramet), avec l’objectif d’atteindre 51 %. La « doctrine nickel » rencontre cependant l’opposition des « petits mineurs » spécialisés dans l’exportation de minerai brut, et des loyalistes favorables à une gestion par les multinationales. Dans les années 2000, une troisième usine a été construite à Goro (province Sud), détenue à 95 % par une multinationale (Inco puis Vale), 5 % par les provinces. En 2020, la vente de l’usine par Vale a provoqué une crise majeure. L’accord de 2021 a attribué 30 % du capital à la puissance publique, 12 % aux employés, 9 % aux représentants coutumiers, 30 % à une société de financement néo-calédonienne et étrangère, et 19 % à Trafigura.
La mono-industrie du nickel expose l’archipel à la volatilité des cours mondiaux : le prix de la tonne est passé de 24 000 dollars en 2022 à 15 000 dollars en 2025, après avoir dépassé 100 000 dollars lors de la guerre en Ukraine. La production de minerai brut reste bénéficiaire, mais celle de nickel transformé est déficitaire, aggravée par la hausse des prix de l’énergie et la concurrence de l’Indonésie. En 2023, la SMSP a abandonné un projet métallurgique en Chine, et le site minier de la SLN à Poum a fermé, supprimant plus de 300 emplois. Les usines ont sollicité à plusieurs reprises l’aide de l’État français.
La France, soucieuse de sécuriser son approvisionnement en minerais stratégiques face à la montée d’un oligopole sino-indonésien, privilégie la réouverture des exportations de minerai brut pour transformation dans l’Hexagone. En 2025, l’usine du Sud et celle de la SLN survivent grâce à des prêts et garanties de Paris, mais l’État refuse de subventionner l’usine du Nord, qui a accumulé plus de 13 milliards d’euros de dettes. En février 2024, Glencore s’est retiré de KNS, qui a fermé le 31 août, entraînant le licenciement de 1 200 personnes.
Entre 1998 et 2013, la construction des deux grandes usines a nécessité plus de 10 milliards de dollars d’investissements, avec un taux de croissance réel moyen de 3,4 % par an. De 1998 à 2022, le PIB nominal a triplé pour atteindre 9,15 milliards d’euros. Cependant, l’enrichissement n’a pas permis l’émancipation vis-à-vis de la France, les transferts financiers restant indispensables, surtout après les crises du nickel, du Covid et les violences de mai-juin 2024. Aucun responsable politique n’envisage une sortie de crise sans un soutien massif de l’État à court terme.
La décolonisation négociée visait à développer le pays pour l’émanciper de la France (décolonisation externe) et à mieux répartir les richesses entre communautés et territoires (décolonisation interne). Malgré la croissance, les inégalités et discriminations envers les Kanaks persistent, et la promesse de rééquilibrage n’a pas été tenue, contribuant à l’explosion sociale de 2024.
Parallèlement, la Nouvelle-Calédonie compte une communauté issue de la déportation de plus de 2 000 Maghrébins au XIXe siècle, dont 121 déportés politiques, 1 822 « transportés » de droit commun et 163 « relégués ». Après leur peine, les « Arabes » condamnés à plus de huit ans ne pouvaient retourner en Algérie et devaient rester à « Caledoun ». À Bourail, certains ont pu acquérir des concessions sur des terres spoliées aux Kanaks, à condition de « faire souche » en épousant des femmes envoyées de métropole. Les descendants, estimés à environ 10 000, ont entrepris des démarches de réappropriation mémorielle, mais se heurtent à l’indifférence des autorités algériennes et françaises. La notion de « victimes de l’histoire » a été mise en avant dans les années 1980 par les indépendantistes kanaks pour inclure ces descendants dans le droit à l’autodétermination, mais sans traduction politique concrète. La communauté maintient des traditions, notamment religieuses, et reste marquée par l’invisibilisation de son histoire.
Date de publication
01/07/0001
Importance matérielle
pp.20-21