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Teleperformance pousse le bouchon de la délocalisation encore plus loin
Bulletin : Alternatives économiques juillet 2025
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Teleperformance, leader mondial des centres d’appels et membre du CAC 40, a bâti son modèle sur la délocalisation massive de ses activités et une diversification rapide, souvent au cœur de polémiques. L’entreprise, peu connue du grand public mais omniprésente dans le quotidien de millions de personnes, gère notamment les services clients de grands opérateurs téléphoniques, la gestion de demandes de visas ou les numéros verts en période de crise sanitaire. La majorité des appels traités par Teleperformance sont désormais pris en charge depuis des pays à bas coûts comme Madagascar ou la Tunisie.
En France, Teleperformance prévoit de supprimer près de 600 postes d’ici la fin de l’année, soit plus du tiers de ses effectifs français, via un plan de départs volontaires (PDV). Ce plan vise à réduire d’un quart la masse salariale des entités françaises, générant environ 15 millions d’euros d’économies annuelles. Le climat social est très dégradé : entre 2019 et 2023, le nombre de démissions a augmenté de 90 %, représentant 45 % des départs. Les conditions de travail sont difficiles, avec des cadences élevées (objectif de 370 secondes maximum par appel, contre 380 auparavant, jusqu’à dix appels par heure). Les avantages sociaux sont menacés (fin des primes de 13e mois, annualisation du temps de travail, restriction du télétravail).
Le PDV pourrait entraîner la fermeture de deux sites sur quatorze (Montigny-le-Bretonneux et Montpellier) et la disparition des équipes de production à Blagnac et Niort. La direction justifie ces mesures par les pertes enregistrées en France, alors que le groupe a réalisé 10,3 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2024 et 807 millions d’euros de résultat net. Teleperformance n’emploie en France qu’à peine 2 % de ses effectifs mondiaux, soit environ 1 900 salariés (hors les 7 500 de Majorel, concurrent racheté en 2023), conséquence de la conquête de marchés internationaux et de délocalisations massives. En quinze ans, le taux de profitabilité du groupe a doublé.
Fondée en 1978, Teleperformance a profité de l’essor de l’externalisation des services clients, un marché mondial estimé à 100 milliards d’euros. Le groupe détient 10 % de ce marché, devant l’américain Concentrix (9 %). La délocalisation, amorcée dès les années 1990, permet de réduire drastiquement les coûts : en France, une heure de service est facturée jusqu’à 34 euros, contre 16 à 18 euros au Maroc, 10 à 12 euros en Afrique subsaharienne, et seulement 8 euros à Madagascar. En 2013, la France comptait 4 089 salariés Teleperformance, moitié moins aujourd’hui. Les trois principaux pays employeurs sont l’Inde (87 283 salariés), les Philippines (60 353) et la Colombie (45 170).
Dans la zone francophone (France, Tunisie, Maroc, Madagascar, Togo), la part des salariés français est passée de 31 % en 2016 à 17 % en 2023. Deux tiers des effectifs hors France sont en Tunisie. La part de l’offshore dans le chiffre d’affaires de la zone est passée de 30 % à 69 %. Les taux de marge offshore atteignent 34 % en Tunisie et 68 % au Togo, contre seulement 9 % en France. Les principaux clients francophones (Orange, Bouygues Telecom, Amazon, TikTok) sont principalement servis depuis la Tunisie, Madagascar et le Maroc.
Les écarts de rémunération sont considérables : en 2022, le PDG Daniel Julien a perçu près de 20 millions d’euros, soit 1 453 fois le salaire moyen de l’entreprise, contre un écart moyen de 130 dans le CAC 40. Les actionnaires institutionnels détiennent 79 % du capital, dont BlackRock et le fonds souverain norvégien. La part des bénéfices distribués en dividendes a atteint 48 % en 2024, contre 35 % en moyenne les années précédentes.
Teleperformance a aussi développé des « services spécialisés » (externalisation de demandes de visas, interprétariat), qui représentent 14 % du chiffre d’affaires mais génèrent 30 % de marge. Par exemple, sa filiale TLScontact gère l’accueil des demandeurs de visas pour le gouvernement français, collectant et vérifiant les données biométriques de 20 millions de séjours. Cette externalisation oblige les demandeurs à payer deux fois (vignette visa et prestataire) et soulève des questions de souveraineté.
Les conditions de travail sont régulièrement dénoncées, notamment dans la modération de contenus sur les réseaux sociaux. En Colombie, des salariés payés 250 dollars par mois sont exposés à des images violentes, entraînant des traumatismes. L’ouverture d’une enquête par le gouvernement colombien a fait chuter l’action de 34 %. Malgré cela, l’activité de modération représentait 8,3 % du chiffre d’affaires en 2023.
La pandémie de Covid a permis à Teleperformance de mettre ses centres d’appels au service des gouvernements européens, générant plus de 500 millions d’euros de chiffre d’affaires supplémentaire entre 2020 et 2021. Cependant, des manquements aux conditions de travail ont été relevés, notamment l’absence de gel hydroalcoolique et le non-respect des gestes barrières sur certains sites.
Entre 2014 et 2024, Teleperformance a quadruplé ses revenus, passant d’environ 2,7 milliards à 10,3 milliards d’euros de chiffre d’affaires, et son résultat net de 324 millions à 807 millions d’euros. Plus de 70 % de la rémunération totale du PDG en 2024 (8,5 millions d’euros) est liée à des critères de performance financière. Daniel Julien, qui détient 2 % du capital, est considéré comme l’architecte de la transformation du groupe, anticipant la concurrence accrue sur les centres d’appels traditionnels et misant sur des activités à plus forte marge et moins concurrentielles.
Date de publication
11/07/0001
Importance matérielle
pp.78-81