Etats-unis des années 1920 : entre révolution capitaliste et réaction sociale
Bulletin : Alternatives économiques juillet 2025
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Après la Première Guerre mondiale, l’économie américaine fonctionne à plein régime, exportant massivement matières premières, pétrole, produits alimentaires, acier, munitions et matériel de guerre vers l’Europe affaiblie. Après 1918, la balance commerciale des États-Unis reste constamment excédentaire, notamment avec l’Europe, qui reçoit 60 % des exportations américaines, principalement vers la Grande-Bretagne, l’Allemagne et la France. Passée la crise de reconversion de 1920-1921, le pays connaît une prospérité exceptionnelle jusqu’à l’automne 1929. Entre 1921 et 1929, le revenu national passe de 59,4 à 87,2 milliards de dollars, et le revenu annuel par habitant de 522 à 716 dollars. La production industrielle augmente de 40 %, celle de l’agriculture de 26 %, grâce à une mécanisation massive qui, tout en augmentant la productivité, ruine de nombreux fermiers.
Dans l’industrie, la part de l’électricité dans l’alimentation énergétique des usines passe de 30 % en 1914 à 70 % en 1929. L’organisation scientifique du travail et la standardisation des produits permettent une hausse de la productivité de 72 % dans l’industrie manufacturière entre 1919 et 1929. Le processus de concentration s’accélère dans l’industrie, les mines et la grande distribution : en 1930, « A and P » (Coca-Cola), la plus grande entreprise à succursales multiples, compte 15 737 points de vente et un chiffre d’affaires supérieur à celui de Ford. Les grandes entreprises américaines investissent massivement à l’étranger pour s’approvisionner en matières premières, neutraliser la concurrence et conquérir de nouveaux marchés : Standard Oil of New Jersey domine un cartel international en Iran et en Irak, Coca-Cola investit dans le sucre à Cuba, United Fruit Company s’impose en Amérique centrale, Firestone est au Libéria pour le caoutchouc, Anaconda Copper Company exploite manganèse, zinc et cuivre au Mexique, Pérou et Chili. Entre 1922 et 1929, 5 milliards de dollars sont investis dans des entreprises étrangères, dont 3,5 milliards pour créer des filiales, notamment en Europe par Ford, IBM, ITT, Westinghouse, General Electric et sa filiale Thomson Houston.
Le protectionnisme s’accentue : en 1921, les marchandises importées sont taxées à 29 %, puis à 38 % en 1922, avec une clause permettant au président de faire varier ce taux de plus ou moins 50 %. La balance des paiements reste excédentaire d’environ 700 millions de dollars par an, renforcée par le paiement des dettes de guerre exigé aux alliés (environ 250 millions de dollars en 1929). En 1929, les États-Unis détiennent 60 % du stock d’or mondial. Les banques américaines jouent un rôle central dans les relations internationales, prêtant 2,5 milliards de dollars à l’Allemagne entre 1924 et 1928 pour le paiement des réparations, pendant que l’Angleterre et la France règlent leur dette aux États-Unis (2,6 milliards de dollars sur la même période).
Sur le plan politique, la période est dominée par les républicains : Warren Harding est élu président en 1921 avec le slogan « America first » et 61 % des suffrages, suivi de Calvin Coolidge (1923-1929) et Herbert Hoover (1929-1933). Le protectionnisme et la volonté de conserver la liberté d’action internationale prévalent, les États-Unis refusant de s’engager dans la Société des Nations, sauf lorsqu’ils en sont les initiateurs, comme lors du pacte Briand-Kellogg de 1928 condamnant la guerre, ou lors des conférences navales de 1921 à 1930 qui leur assurent la parité navale avec le Royaume-Uni et une marge de 30 % sur la flotte japonaise.
La prospérité économique s’accompagne d’un fort conservatisme social et d’une réaction identitaire. Un puissant mouvement nativiste vise à préserver l’identité WASP (White Anglo-Saxon Protestant). Le Congrès adopte en 1917 le Literacy Bill, refusant l’entrée aux analphabètes. Une série de lois restreint l’immigration : le Johnson Quota Act de 1921 limite à 3 % le nombre d’immigrants par nationalité selon le recensement de 1910 ; la loi Johnson-Reed de 1924 abaisse ce quota à 2 % et prend pour référence le recensement de 1890, excluant de fait Méditerranéens et Slaves. Toute immigration asiatique est stoppée. En 1924, le Ku Klux Klan compte 5 millions de membres, s’en prenant aux Noirs, catholiques, juifs et étrangers, recourant à l’intimidation, aux bastonnades et aux meurtres.
La répression touche aussi la classe ouvrière : après les grandes grèves de 1919 (4 millions de salariés), les « Palmer raids » de 1919 et 1920 visent les syndicats « subversifs », aboutissant à l’arrestation et à l’expulsion de milliers de personnes. Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti, deux ouvriers italiens anarchistes, sont arrêtés en 1920, condamnés à mort et exécutés en 1927 malgré une mobilisation internationale, symbolisant la répression contre les immigrés et les militants radicaux.
Le conservatisme social se manifeste également lors du « procès du singe » en 1925, où un enseignant, John Scopes, est condamné pour avoir enseigné la théorie de l’évolution, en violation du Butler Act du Tennessee. Ce procès illustre l’opposition entre conservateurs nationalistes et progressistes. Le Butler Act restera en vigueur jusqu’en 1967. La prohibition de l’alcool, instaurée entre 1920 et 1933, est soutenue par les milieux nativistes et le KKK, qui dénoncent le trafic de contrebande animé par des gangs d’immigrés, notamment italiens comme Al Capone.
Les mesures restrictives sur l’immigration n’affectent pas les flux en provenance du Canada, du Mexique ou d’Amérique du Sud, mais visent principalement l’Europe, perçue comme une menace en raison de la montée du socialisme et du communisme. En janvier 1920, 3 000 étrangers accusés d’activités extrémistes sont incarcérés sans jugement. Cette période des « Roaring Twenties » combine ainsi une révolution capitaliste, une modernisation économique spectaculaire et une réaction sociale marquée par le conservatisme, le nativisme et la répression, à l’ombre d’une Statue de la Liberté qui protège surtout la liberté d’entreprendre et de s’enrichir sans limites.
Date de publication
11/07/0001
Importance matérielle
pp.104-108