Aller au contenu principal

L'|IA va-t-elle tuer le métier de traducteur ?

Parmi les métiers les plus menacés par l’essor de l’intelligence artificielle (IA) figure celui de traducteur, avec une inquiétude croissante sur la rémunération et la reconnaissance des créateurs dont les œuvres servent à entraîner les IA. En mars, le Syndicat national de l’édition (SNE), la Société des gens de lettres (SGDL) et le Syndicat national des auteurs et des compositeurs (Snac) ont assigné Meta en justice pour contrefaçon et parasitisme économique, reprochant au groupe d’utiliser massivement des œuvres sans autorisation pour entraîner ses modèles d’IA. Lors du sommet sur l’IA à Paris les 10 et 11 février, le président de la République a souligné les nombreuses opportunités offertes par ces outils, mais la question de la juste rémunération des créateurs reste entière. En France, on compte une dizaine de milliers de traducteurs et traductrices littéraires. Selon une enquête de 2024 menée par la SGDL et l’ADAGP, 79 % des traducteurs de livres considèrent les logiciels comme DeepL et Google Translate comme une menace, et 26 % constatent déjà une baisse de leurs commandes. Vasco Pedro, dirigeant de la start-up Unbabel, prévoit la disparition des traducteurs humains dans la traduction pragmatique (contrats, modes d’emploi) d’ici trois ans, même si la frontière entre traduction pragmatique et littéraire n’est pas étanche. Beaucoup de traducteurs exercent les deux activités pour équilibrer leurs revenus. Dans l’édition, l’IA générative est déjà utilisée, parfois discrètement, pour traduire rapidement des manuscrits étrangers, remplaçant ainsi le travail des débutants qui rédigeaient auparavant des résumés rémunérés autour d’une centaine d’euros. L’IA permet de traduire en quelques minutes des textes de plusieurs centaines de pages, ce qui fait gagner un temps considérable aux éditeurs. Cependant, ce recours à l’IA fait peser un risque de déqualification du métier, notamment pour les jeunes traducteurs. La traduction littéraire est une activité créative, consistant à interpréter la réflexion et l’intention de l’auteur. Les textes générés par IA sont jugés médiocres et sujets à des erreurs appelées « hallucinations », nécessitant une post-édition attentive. Une expérience menée à Vienne par la linguiste Waltraud Kolb a montré que la post-édition de textes traduits par IA induit un « biais d’ancrage », favorisant la traduction littérale et appauvrissant la langue. Les traducteurs s’inquiètent particulièrement pour les ouvrages moins exigeants mais très lucratifs, comme les mémoires de personnalités, qui doivent être publiés simultanément dans plusieurs pays. Selon une étude de l’ATLF de 2022, 14 % des traducteurs ont déjà reçu une demande de post-édition d’un texte traduit par IA, souvent sous forme de « révision » ou « relecture », et deux fois sur trois, ils ont accepté. La généralisation de la post-édition entraîne une pression sur les délais et les tarifs, surtout pour les manuscrits en anglais. Les tarifs de la post-édition sont inférieurs de 20 à 30 % à ceux de la traduction classique (le tarif au feuillet pour une traduction de l’anglais est d’environ 20 euros). Cette évolution risque de faire perdre aux traducteurs leur statut d’auteur, avec les droits moraux et financiers associés. Pour se défendre, les traducteurs recommandent d’introduire dans les contrats des clauses de non-usage de l’IA, engagement déjà obtenu par certains, et souhaitent faire valoir un droit de retrait (clause d’opt-out) pour refuser que leurs textes servent à l’entraînement des IA. Les algorithmes ont besoin de s’entraîner sur de nouvelles œuvres humaines pour éviter la « dégénérescence ». Depuis 2019, une directive européenne autorise les IA à fouiller gratuitement dans les textes, ce qui affaiblit la protection du droit d’auteur. Un ayant droit peut théoriquement signifier son refus via un système de balises numériques, mais il n’existe aucun moyen de vérifier si les IA respectent ces balises, les entreprises technologiques refusant de révéler leurs sources. Une charte de bonne conduite est en négociation au niveau européen, mais l’IA y est largement perçue comme un progrès.
Date de publication
06/06/0001
Importance matérielle
pp.84-85