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"Le défi de la réindustrialisation est immense"

L’aéronautique est actuellement le secteur industriel français le plus performant, notamment grâce aux difficultés opérationnelles de Boeing, ce qui profite à Airbus. Cependant, ce secteur reste exposé à des actions américaines fondées sur l’extraterritorialité du droit, comme l’a montré l’enquête du département de la Justice américain contre Airbus en 2017 pour corruption, ou les cas de BNP Paribas et Alstom. Le secteur de la défense est également soumis aux normes ITAR, qui régulent l’exportation et l’importation de matériels et technologies liés à la défense. La guerre en Ukraine et le nouveau contexte géopolitique stimulent l’industrie de la défense française et européenne, mais les sous-traitants rencontrent des problèmes de trésorerie et les délais de paiement des États sont longs. Les annonces politiques, comme celles du président Macron, ne se traduisent pas encore en commandes concrètes. Les sous-traitants peinent à augmenter les cadences et à investir durablement sans meilleure visibilité sur la demande. Les secteurs du luxe et de la cosmétique continuent de bien se porter. En revanche, l’industrie lourde, notamment la sidérurgie, la chimie et l’aluminium, fait face à de grandes difficultés, en particulier à cause des exigences de décarbonation imposées par l’Europe, alors que le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières n’est pas encore pleinement opérationnel. Le secteur de la chimie, très sensible au coût de l’énergie, est particulièrement exposé. Des mesures sectorielles sont en préparation au niveau européen. L’industrie automobile française est en grande souffrance, surtout chez les sous-traitants, en raison d’un manque d’anticipation de la transition du moteur thermique vers l’électrique. Un accompagnement plus ciblé de l’État aurait pu permettre une diversification des marchés pour certains sous-traitants. La transition écologique aura un impact fort sur les secteurs traditionnels, ce qui nécessite d’accompagner les mutations des activités viables et d’aider les territoires et salariés des secteurs en déclin, notamment en cherchant des activités industrielles de substitution. La réindustrialisation est un défi immense pour la France, qui a connu une forte désindustrialisation ces dernières décennies. L’industrie manufacturière ne représente plus que 10 % du PIB français, contre une moyenne européenne de 15 %. Certains pays, comme le Danemark, l’Allemagne ou la République tchèque, sont bien au-dessus de ce seuil. Le programme France 2030 prévoit 54 milliards d’euros d’investissements, mais il manque une vision claire des objectifs poursuivis et de leur articulation avec une vision de société. L’État n’a pas défini ses priorités sectorielles ni les modifications des règles du marché souhaitées au niveau européen, ce qui nuit à la cohérence d’ensemble. Si les objectifs environnementaux sont sincères, certaines industries n’ont pas vocation à se redéployer massivement sur le territoire national. Du côté des industriels, il existe également un manque de stratégie et d’anticipation. Par exemple, Tesla a très tôt intégré la maîtrise de toute la chaîne d’approvisionnement, des matériaux critiques aux batteries, contrairement aux constructeurs automobiles européens. Cette absence de stratégie se paie aujourd’hui, dans un contexte de guerre économique et d’appropriation des ressources critiques, illustré par les initiatives américaines en Ukraine ou au Groenland. Au niveau européen, les plans nationaux de réindustrialisation manquent de coordination et de vision commune. L’Allemagne, engagée dans une dynamique de désindustrialisation, cherche à inverser la tendance avec un plan d’investissement de 500 milliards d’euros, notamment pour renforcer la filière des batteries électriques, objectif également poursuivi par la France. Sans coordination, il existe un risque de surcapacité, d’autant que certains acteurs européens bénéficient d’un fort soutien national, ce qui favorise le dumping. Le même problème se pose pour l’hydrogène, où les ambitions nationales ne s’accompagnent pas d’une véritable stratégie industrielle européenne, ni pour la production des équipements, ni pour le développement des usages. L’Europe ne s’est pas dotée d’outils de protection comparables à ceux des États-Unis ou de la Chine, qui poursuit une stratégie industrielle claire, notamment avec le programme « Made in China 2025 » visant à monter en gamme sur des filières stratégiques. L’Europe tente désormais de rattraper son retard. Le transfert de technologies vers l’Europe est un sujet peu abordé mais crucial. Par exemple, la Chine impose des transferts de technologies aux entreprises étrangères qui s’implantent sur son territoire, ce qui n’est pas le cas en Europe, comme l’illustre l’implantation d’une usine chinoise en Hongrie sans exigence de transfert technologique. Dans le secteur des batteries, où la Chine est à la pointe, l’Europe aurait intérêt à exiger de tels transferts pour accélérer son innovation, notamment sur les batteries solides ou au sodium. Par le passé, la Chine a imposé des partenariats où les acteurs européens étaient minoritaires, ce qui a permis à ses entreprises de rattraper leur retard technologique et d’innover. Les dispositifs d’aide à l’industrie en Europe, qu’il s’agisse de soutien à la demande ou de crédits d’impôts, ne tiennent pas compte de l’origine des produits, si bien que le soutien à la demande locale ne bénéficie pas nécessairement à l’offre locale. À l’inverse, l’Inflation Reduction Act (IRA) américain impose qu’une partie de la production soit réalisée sur le territoire national pour accéder au marché américain. L’Europe pourrait s’inspirer de cette logique, par exemple en réservant 20 % de la chaîne de valeur à une production locale. La question de la réciprocité normative se pose également : un produit importé doit respecter les normes européennes, mais pas nécessairement les normes de production, ce qui crée un biais de compétitivité. Certains secteurs doivent être considérés comme stratégiques et réservés à des acteurs européens, à l’image de la Chine qui protège ses télécommunications. En Europe, la gestion de la 5G a été incohérente : l’Allemagne y voyait un levier industriel, la France avait une position ambiguë, tandis que la Suède protégeait Ericsson. Cette cacophonie illustre le manque de stratégie collective. La politique de la concurrence européenne doit aussi être adaptée au contexte géopolitique, comme l’a montré le blocage de la fusion Alstom-Siemens par la Commission européenne, sans tenir compte de la concurrence mondiale et de l’émergence d’acteurs chinois. En résumé, l’industrie française et européenne fait face à des défis majeurs : manque de stratégie et de coordination, absence d’outils de protection, difficultés de certains secteurs traditionnels, nécessité d’accompagner la transition écologique, et besoin d’une politique industrielle cohérente et ambitieuse, tant au niveau national qu’européen. Les chiffres clés sont : 10 % du PIB français pour l’industrie manufacturière contre 15 % en moyenne en Europe, 54 milliards d’euros pour le programme France 2030, et 500 milliards d’euros pour le plan d’investissement allemand.
Date de publication
11/07/0001
Importance matérielle
pp.86-89